jeudi 2 mars 2017

| Avis ¦ Loving, au nom de l'amour


Loving de Jeff Nichols

 

Drame, romance, USA-UK, 2016, 2H03
Avec Joel Edgerton, Ruth Negga, Marton Csokas 
Sortie le 15 février 2017


L'objectif : Mildred et Richard Loving s'aiment et décident de se marier. Rien de plus naturel – sauf qu'il est blanc et qu'elle est noire dans l'Amérique ségrégationniste de 1958. L'État de Virginie où les Loving ont décidé de s'installer les poursuit en justice : le couple est condamné à une peine de prison, avec suspension de la sentence à condition qu'il quitte l'État. Considérant qu'il s'agit d'une violation de leurs droits civiques, Richard et Mildred portent leur affaire devant les tribunaux. Ils iront jusqu'à la Cour Suprême qui, en 1967, casse la décision de la Virginie. Désormais, l'arrêt "Loving v. Virginia" symbolise le droit de s'aimer pour tous, sans aucune distinction d'origine.



Le subjectif : Jeff Nichols est en train de se forger une solide carrière. Après Shotgun Stories (2007), Take Shelter (2011) et Mud (2012), et moins d'un an après la sortie de son excellent film d'aventure/SF Midnight Special, qui avait fini de révéler une filiation évidente avec Steven Spielberg, le revoilà prêt à embraser nos cœurs de cinéphiles et à éclairer nos salles obscures avec Loving. Ce cinquième long-métrage, qui a déjà enthousiasmé critiques et spectateurs du 69e Festival de Cannes en mai dernier, est tiré d'une histoire vraie : celle de Mildred et Richard Loving. En 1958, ce couple est sur le point de déclencher une bataille juridique qui marquera à jamais l'histoire des États-Unis et de leur Constitution. Leur crime ? Vouloir s'aimer, et se marier. Leur tort ? Être un couple interracial sur le sol d'un État ségrégationniste, la Virginie. Démarre alors un combat quotidien et douloureux où leurs sentiments et leur liberté d'être et d'aimer seront sans cesse bafoués et remis en question. Un combat qui va durer plusieurs années, et durant lequel le couple et ses enfants ne sera jamais libre de vivre comme ils l'entendent.




Avec cette histoire tout à la fois humainement déchirante, symptomatique de l'absence de droits civiques pour les personnes de couleur aux États-Unis à cette période, mais également constitutionnellement fondatrice (dorénavant, l'arrêt "Loving v. Virginia" symbolise le droit de s'aimer pour tous, sans distinction), Jeff Nichols dispose d'un matériau incroyable. Le récit de la vie des époux Loving - dont le seul nom semble tiré d'une œuvre de fiction, tant il sonne juste - est passionnant car profondément "normal". Richard et Mildred ne demandent rien d'autre que de s'aimer, se marier (ce qu'ils ont d'ailleurs fait "légalement" à Washington, même si ce n'était pas pour en avoir le droit mais parce que c'était plus facile) et "consumer" cet amour chez eux, sur les terres qu'ils ont toujours connu. Mais à ce droit fondamental, à cette vérité inaliénable qui ne devrait jamais être contredite et qui s'appelle l'amour, "on" va opposer "la loi de Dieu", ou en tout cas celle de certains hommes qui entendent faire résonner sa voix. S'abattent alors les regards suspicieux voire haineux, pleuvent les descentes nocturnes et les coups de policiers et shérif décidés à faire respecter leurs règles pour "ne pas menacer la paix de la communauté". Face à cet acharnement, Richard et Mildred, qui ne sont en rien des militants, vont plaider coupable et courber l'échine, et, sur le conseil d'un juge, vont aller là où leur amour est toléré. C'est-à-dire quitter l'Etat, leur famille et leurs amis, et abandonner leurs rêves, leurs projets, leur vie.

La passion retenue

La beauté et l'intensité du film de Jeff Nichols se situent dans sa façon de filmer cette renonciation, ce fatalisme. Car renonciation n'est pas renoncement : si Mildred et Richard se plient aux obligations juridiques, ils ne renoncent pour autant pas à leur amour. Pour l'illustrer, le réalisateur nous montre cette passion sincère de la meilleure manière possible : avec retenue. Dans Loving, pas de mélodrame, pas d'effusion de sentiments. Déjà, cela ne ressemblerait pas au travail de Nichols, mais surtout, cela serait trahir la réalité, celle d'un couple aux aspirations "normales". Le film se contente de délivrer leur histoire personnelle, leur vérité, sans prendre ces deux êtres pour des icônes du mouvement pour les droits civiques. Mildred et Richard étaient simplement des individus qui revendiquaient en silence le droit de s'aimer. Cette retenue, cette sincérité est ainsi merveilleusement mise en scène dans différentes séquences clés. L'exemple qui m'a le plus marqué se situe peu de temps après l'arrivée du couple en ville, alors que Mildred est enceinte et sur le point de donner naissance à leur premier enfant. En quelques regards, quelques mots, on ressent toute la force de leur union, et toute l'injustice qui s'est abattue sur eux. Les larmes aux yeux, elle explique à son mari qu'elle pensait que ce serait sa mère qui mettrait leur bébé au monde. La réponse en un mot de Richard est laconique et implacable, à l'image de son personnage, presque mutique, et à l'image de leur histoire.



Si cette scène - comme tant d'autres - est marquante, c'est aussi grâce au talent des deux comédiens qui l'habitent. Ruth Negga incarne une Mildred optimiste et combative, plus expressive que son époux, peut-être plus déterminée aussi, et consciente du sens et de l'importance de leur combat. Elle est plus entreprenante, estime qu'ils peuvent "perdre des batailles, mais gagner la guerre", ou assure : "Je sais qu'on a des ennemis, mais on a aussi des amis." Parmi eux, outre les proches, il y a cet avocat désigné par l'Union américaine pour les libertés civiles, inexpérimenté mais motivé (Nick Kroll), et un photographe du magazine Life (Michael Shannon, acteur fidèle à Jeff Nichols), qui apportent un peu de légèreté au long-métrage. Enfin, il y a l'immense Joel Edgerton, qui campe magistralement Richard Loving. Taiseux, avare en mots, il semble d'abord n'avoir rien à dire, voire même être démuni face à ce qui lui arrive. Pourtant, c'est souvent de lui que vient le déclic, la décision qui fait avancer l'histoire. Certes, il suit son épouse, cette femme forte qu'il protège et chérie avec tendresse, mais il sait également s'imposer, avec puissance, mais aussi retenue. C'est d'ailleurs tout le paradoxe qui transpire du film de Jeff Nichols : une incroyable force humaine, une histoire poignante et historiquement importante, mais un traitement - autant dans le fond que dans la forme - tout en délicatesse. La grandeur de Loving n'en est que plus belle, et même s'il a manqué pour finir de m'emporter d'un soupçon d'émotion (malgré une magnifique dernière chanson, interprétée par Ben Nichols - frère de -, que je vous glisse ci-dessous), ce long-métrage constitue une fois de plus la preuve irréfutable que Jeff Nichols est un formidable réalisateur.

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