dimanche 31 octobre 2010

| Dossier ¦ Who the f**k is Roderick Jaynes ?


Dans le monde du cinéma, il existe deux catégories de personnes. Ceux qui comptent (producteurs, acteurs, réalisateurs, etc.) et ceux dont le commun des mortels ne se soucie pas outre mesure. Tous ces noms qui défilent sur l'écran noir, en fin de projection. Des centaines de milliers de personnes qui font le cinéma, mais qui ne jouissent d'aucune reconnaissance. Et bien aujourd'hui, tenez-vous bien, je ne vais pas vous parler d'eux. Seulement d'un nom, également oublié au milieu d'un amoncellement de lignes que personne ne lit, et qui (ou alors mon effet d'intro tombe à l'eau) ne vous dira rien. Roderick Jaynes. Bordel, mais qui est ce type ? Si sa carrière était restée dans l'ombre, je ne serais pas ici pour vous en parler. Seulement voilà, pour la cérémonie 2008 des Oscars (vous savez, celle grâce à laquelle on bouffe depuis, tous les jours, de la Marion Cotillard superstar) son nom faisait partie des (très nombreux) nommés. Flashback...


22 janvier 2008, devant mon écran d'ordi. Notez que ça marche aussi si vous revivez ce flashback en vous imaginant devant VOTRE écran d'ordi. La liste des nominations pour la prestigieuse et énième (si j'oublie de vérifier sur wiki d'ici la fin de cet article, ne pensez pas à me le demander ultérieurement) cérémonie des Oscars vient de tomber. La liste est longue, elle court sur plusieurs pages sur certains sites (que la peur et la paresse m'empêchent de citer ici). On y trouve les nommés pour les meilleurs film, réalisateur, acteur – pour les plus prisés – mais aussi pour les meilleurs scenarii, films d'animation ou étranger. Et au bout du bout, à peine visible car finalement totalement inintéressant pour le cinéphile moyen, caché entre la liste à peine plus importante des nommés pour le meilleur son d'un côté, et celle nettement plus consensuelle dédiée aux meilleurs effets visuels (notez la rime) de l'autre, sans que personne ne s'en émeuve plus que ça, existent péniblement cinq petits noms. Voyez plutôt :


MEILLEUR MONTAGE
La vengeance dans la peau - Christopher Rouse
Le scaphandre et le papillon - Juliette Welfling
Into the Wild - Jay Cassidy
No Country for Old Men - Roderick Jaynes
There Will Be Blood - Dylan Tichenor

Oh! tiens, ce bon vieux Roderick Jaynes. (On est toujours dans mon flashback, soit dit en passant). Qui est ce putain de Roderick Jaynes ? Apparemment, ce n'est pas en répétant son nom que la solution m'apparaîtra. Attendez, un doute m'assiège. C'est bête... Cela ne peut pas marcher... Oh et puis après tout : RODERICK JAYNES ! … Non, rien de rien. Même prononcé trois fois, ce nom n'évoque rien, et encore moins personne. Et vous voulez que je vous dise ? C'est bien normal.


On sort du flashback, et on m'écoute attentivement. Enfin, si vous me lisez encore – vu que personne ne sait où je veux en venir, ma foi, ce n'est pas impossible que vous m'ayez lâché depuis belle lurette. Belle expression, au passage. Mais ne divaguons pas trop, l'affaire est sérieuse. Une enquête minutieuse s'impose : je suis bien décidé à percer le mystère de la chambre Jaynes... Rapidement sur internet, je tombe sur plusieurs articles à son sujet. Le bougre existe bel et bien. Quelques biographies font état de sa fonction dans le cinéma : monteur. Jusque-là, j'ai bon. Sur le site commeaucinema.com, voilà ce qu'on peut trouver au chapitre « Roderick Jaynes » :

Roderick Jaynes a entamé sa carrière au département montage des studios de Shepperton dans les années 30. Il a travaillé sur quelques-uns des films britanniques les plus marginaux des années 50 à 60. Avec la fin de la série “Carry On”, il cesse son activité, et ne reviendra au cinéma que pour travailler sur le premier film de Joel et Ethan Coen, SANG POUR SANG qu’il comontera avec Don Wiegmann. Il a depuis monté pour eux BARTON FINK, FARGO, THE BIG LEBOWSKI, O’BROTHER, THE BARBER : L’HOMME QUI N’ETAIT PAS LA et INTOLERABLE CRUAUTE.

Et, donc, No Country For Old Men. Puisque c'est pour ce film que Roderick était nommé (suivez un peu). Intéressant, ce personnage est donc très vieux, et il travaille presque exclusivement pour les Frères Coen. Ces informations en tête, et suivant le fil de mes divagations googeuliennes, je tombe sur un second article, qui regroupe ces trois mots clés : montage, très vieux, Frères Coen. L'article, trouvé sur nymag.com, date de janvier 2008. Il fait donc suite à l'annonce de la nomination aux Oscars de Jaynes pour le montage du 13e film de Joel et Ethan Coen (si on compte le segment tiré de Paris, je t'aime). Justement, le journaliste interroge Joel Coen à propos de la présence de son monteur sur la liste des nommés. Le réalisateur est heureux de voir Roderick Jaynes ainsi distingué, mais s'inquiète : « il est très âgé – plus près des 90 que des 80 – donc je ne sais pas s'il pourrait faire le voyage. » A la question, accepteriez-vous la statuette à sa place, Joel Coen répond, se parant d'un large sourire : « nous ne pouvons pas. Nous n'avons pas le droit de récupérer un Oscar par procuration, depuis l'histoire de Marlon Brando et Sacheen Littlefeather*. »


Bien, mais je ne suis pas très avancé. Et vous non plus, d'ailleurs : ce type est un vieux et obscur monteur, très bien. Et ? En recherchant encore un peu sur internet, je tombe sur un article du Guardian, qui date de 2001 et qui est signé... Roderick Jaynes ! En réalité, ce long article explique comment notre bon vieux Roderick a été chargé, par les Frères Coen, de trouver un titre à leur film sorti la même année.

The Guardian
introduit l'article comme suit :

« Monteur de film respectable et respecté, Roderick Jaynes sort uniquement de sa retraite afin de travailler pour les Frères Coen (en français dans le texte, note de moi). Ici il révèle les exécrables – non, comiques – ruses qui ont conduit au choix du titre de leur dernier film. »

Et le voilà qui explique comment « The Barber » - puisque c'est de ce long-métrage qu'il s'agit, sorti en 2001 – aurait pu s'appeler : « Edward Crane », « The Other Side of Fate » ou encore « None Know My Name », si seulement les Frères n'avaient rejeté cette option à cause de la surabondance de « m » et « n »...

Dans cet article, Roderick Jaynes a l'air de quelqu'un de sensé, sage et âgé. Sur ce dernier point, le premier paragraphe illustre assez bien, et de manière drolatique, la chose. J'ai essayé de le retranscrire dans un français – plus ou moins - correct :

« Une des caractéristiques du vieil âge est de se rendre peu à peu compte que l'on n'est plus familier avec - ou même conscient de - la culture qui nous entoure. Vivant à Haywards Heath (une ville du Sussex de l'Ouest, au Sud de l'Angleterre, note de Wikipédia) ces 30 dernières années, largement retiré du monde du cinéma, je dois avouer que jusqu'à récemment je n'avais jamais entendu parler de Pearl Harbor, La Famille Foldingue, Vertical Limit ou Lara Croft: Tomb Raider. Bon, je sais ce qu'est Pearl Harbor, bien sûr, dans le sens géographique et historique, mais le film ne figurait pas sur mon écran de radar, si je puis dire. Quelqu'un m'a dit que le rôle-titre était tenu par un certain Ben Affleck. J'ai demandé à cet ami de répéter plusieurs fois le nom qu'il venait de prononcer, convaincu qu'il était en train de se racler la gorge. D'autres sources ont confirmé par la suite qu'il s'agissait en réalité d'une star de cinéma actuelle. Live and learn. »

L'homme est drôle, un peu à la masse mais diablement drôle. Quoi de plus normal quand on travaille quasi-exclusivement avec les Frères Coen... Bref, l'article du Guardian ne m'apporte rien de plus. Sauf qu'en bas du texte, une petite ligne attire mon attention. Seule, minuscule, comme apeurée, elle ne semble attendre que moi. Et là, c'est la drame. En quelques secondes, tout bascule, et tout s'éclaircie. C'est écrit noir sur blanc :

« Roderick Jaynes is a figment of the imaginations of Ethan and Joel Coen. »

Le choc, la claque, la révélation. « Et si c'était vrai ? », me glisse à l'oreille Marc Lévy, toujours très avenant dans ce genre de situations. « Et après ? ». C'est cette fois la rauque voix de Guillaume Musso qui lévite entre mes deux oreilles. Après, c'est simple, je cherche dans cette nouvelle direction. Il me faut une autre biographie de cet étrange hurluberlu... Et je ne mets pas longtemps à la trouver, sur le site de fandango.com. C'est écrit ceci, en anglais bien entendu :

« Roderick Jaynes est le pseudonyme utilisé par les réalisateurs Joel et Ethan Coen pour créditer le montage de leurs films. Jaynes fait partie d'une short-list de personnes « fictives » nommées pour les Oscars, aux côtés de Robert Rich (le faux nom employé pour le film The Brave One par Dalton Trumbo - cinéaste américain du début du siècle dernier placé sur la liste noire d'Hollywood lors de la période de Chasse aux sorcières,) et Donald Kaufman (le frère jumeau imaginaire de Charlie Kaufman, pour le film Adaptation dont il est scénariste). »

Et ils sont plusieurs en plus ! Mais pourquoi, pourquoi avoir monté toute cette mascarade, et pourquoi avoir conduit la plaisanterie aussi loin ? Un élément de réponse se trouve sur le site eeggs.com. C'est le premier site que je visite qui référence une explication. L'auteur nous rappelle que Roderick Jaynes est crédité comme le monteur de la plupart des films des Frères Coen depuis Barton Fink, en 1991. Mieux, le site avance qu'il s'agit d'un pseudonyme imaginé par Joel et Ethan en 92 parce que, et là est cité Joel Coen : « il y avait déjà assez de Coen dans les crédits de nos films. » Voilà qui est dit. La blague est blaguée, la boucle est bouclée. Roderick Jaynes existe, puisqu'il a été nommé deux fois dans la catégorie Meilleur montage, en 1997 pour Fargo et donc onze ans plus tard, ce qui l'a fait naître à mes yeux, pour No Country For Old Men.


Belle histoire, vous ne trouvez pas ? Toujours est-il que Roderick Jaynes, vieil énergumène de plus de 80 ans, n'a pas traîné sa carcasse sur la scène des Oscars. De toute façon, son film n'a pas gagné. Le vainqueur ? Un autre obscur personnage, dont vous aurez oublié le nom d'ici cinq minutes. Alors, à quoi bon ? L'essentiel est de savoir que le cinéma est fait d'hommes et de femmes de l'ombre, dont on n'entend jamais parler, mais qui existent bel et bien. A quelques exceptions près...

...

*Lors de la cérémonie des Oscars de 1973, alors que Roger Moore venait d'annoncer qu'il avait remporté l'Oscar du meilleur acteur pour son rôle dans Le Parrain, Marlon Brando avait refusé la statuette. C'est Sacheen Littlefeather, une indienne d'Amérique et présidente de l'association des Natives Américains, qui était venu sur scène expliquer ce refus et l'absence de Brando à la cérémonie. L'acteur américain d'origine italienne protestait alors contre le traitement réservé aux Indiens d'Amérique par l'industrie du cinéma américain. L'image de Sacheen Littlefeather refusant l'Oscar, terrifiée et autant huée qu'acclamée par la foule, peut expliquer le trait d'humour de Joel Coen concernant la remise d'Oscar par procuration.

Voici la vidéo de cette non-remise d'Oscar :
http://www.youtube.com/watch?v=2QUacU0I4yU

2 commentaires:

  1. EXCELLENT !!!! Putain, mais t'es allé la chercher loin cette histoire ! C'est terrible. Franchement, j'avais peur que ton papier soit un peu long, mais ça se lit comme du petit lait...
    Encore !!!!

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  2. Excellent. J'ai cru une seconde que le mec était réel en lisant l'article du Guardian. Belle preuve d'auto-dérision de la part des Cohen.

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